23 août 2006

Ode à l'ami de mes nuits

Il s’appelle Mortimer. Il est fidèle. Je le retrouve chaque soir là où je l’ai laissé le matin. Dans la pénombre de ma chambre, mon regard croise le sien, immobile, empli d’une vague tristesse, d’une douce complicité. Je le prends contre moi, il tient tout entier dans le creux de ma main. Je lui parle, il m’écoute. Il est le témoin discret de mes ivresses, le confident de mes détresses. Parfois, on pleure, on rit ensemble. Et jusqu’au bout de la nuit, la douceur de sa peau apaise tous mes mauvais rêves.
Lorsque sonnera mon heure, c’est lui que j’emmènerai en Finistère, voir Ouessant par gros temps, l’océan s’éventrer sur le granit, et disparaître.

15 août 2006

Gardien de phare


Gardien de phare. Cette vie, on l’a choisie. Sans vraiment savoir pourquoi. Au début, devant sa rudesse, on fait le gros dos. Par orgueil. On serre les dents. On s’accroche. Puis, de relève en relève, d’année en année, on s’habitue.
La journée, nos tâches nous occupent. Le froid, l’humidité, le sifflement du vent, la tour qui bouge pour ne pas se briser, l’attente de la relève, tout cela est normal, on le sait.
Mais la nuit, dans l’obscurité de notre chambre, quand entre deux quarts le sommeil nous prive de la conscience du monde alentour et de toute volonté, notre corps s’ouvre aux vibrations de l’univers. Par chaque organe, chaque tissu, chaque centimètre de peau, il perçoit le grondement sourd de l’océan, le magma terrestre bouillonnant sous le roc, les gigantesques spirales d’air embrassant des continents entiers.
Alors notre cerveau reptilien se rebiffe et en un défilé d’images et de bruits il nous crie que cette place en suspension entre ciel et mer n’est pas la nôtre. A terre, on appelle cela des rêves, mais ce mot n’est pas pour nous. C’est une farandole macabre : des flottilles de caravelles en dérive, des jonques détoilées, des trois-mâts moussus surgis des abysses, des steamers engloutis, leurs cheminées brisées, des carcasses ensablées découvertes au jusant, ferrailles rongées par le sel et les bernacles. Et aux mortes-eaux, les hurlements de triomphe du roc déchirant le métal, les échos de l’agonie des marins disparus, et de toutes ces vies quelques débris épars prisonniers des varechs.
Et quand au bout de ces nuits hallucinées on s’éveille, avec un goût de sable dans la bouche, on voit poindre le matin comme une délivrance. Et on s’empresse de se couvrir des vêtements humides de la veille, on se rassure de sentir osciller la tour, on s’enivre du froid de l’aube marine et on se met à siffloter à l’unisson du vent.
Ainsi, relève après relève, année après année, on s’accroche au froid, à l’humidité, à la solitude comme à la dernière mince corde de chanvre flottant au bastingage du monde des vivants.

06 août 2006

Le carnet à spirale

J’ai retrouvé au fond d’un tiroir, dans une odeur de vieux cuir, le carnet à spirales de mes seize ans. J’ai effacé la poussière qui recouvrait la couverture ocre clair, puis laissé glisser mes yeux entre les pages quadrillées, arrachant à l’oubli ces mots chuchotés à la plume sur le papier lisse, ces mots amers et rageurs que j’offre aujourd’hui en sacrifice à la gueule béante du poêle à bois.

04 août 2006

Avioth, encore et toujours

J’y suis retourné. Comme chaque année ou presque. Entre Gaume et Lorraine, par la route que je préfère, une de celles venant du sud, comme pour mieux l’apprivoiser quand au sortir de Thonnelle ou de Verneuil-Petit on aperçoit soudain sa silhouette flotter par-dessus la cime des arbres puis, à mesure qu’on s’approche, sa masse de grès jaunâtre écraser les quelques dizaines de maisons du village.

Oh bien sûr, ce n’est pas le Mont Saint-Michel, ce n’est pas Reims, Chartres ou Paris. Aucun roi de France n’est venu se faire couronner ici. C’est une « cathédrale des champs », anachronique, orpheline, comme échouée entre terre et nuages.

L’Eglise catholique en a fait une basilique dédiée à Notre-Dame patronne des causes désespérées en mémoire de quelque guérison miraculeuse ; le dépliant du Service des Monuments historiques de la République française vante le foisonnement gothique de son décor sculpté.

Mais avec sa fausse symétrie, ses gargouilles rongées par les lichens, avec les herbes folles qui poussent aux interstices des pierres, le kaléidoscope de ses vitraux, l’endroit est un envoûtement. Son immobilité, son silence révèlent à qui veut bien l’entendre une part du mystère du début des temps. Au croisement de forces cosmiques et telluriques, Avioth est un frémissement païen venu redire à l’homme sa place minuscule et éphémère dans l’univers.

Le galet de Semois

J’ai toujours au fond d’une poche ce galet de Semois, cet œuf aux marbrures roses et mauves, poli par mille années de noyade, que j’avais ramassé un matin au pied du Tombeau du Géant. Nous avions traversé à gué, les godasses à la main, les pantalons relevés jusqu’aux genoux, bien décidés à terrasser ce géant déjà mort ; puis avancé en file indienne à travers la prairie, mâchonnant de grandes herbes gorgées de rosée âcre, affolant taons, guêpes et moustiques jusqu’à cet endroit à mi-pente où la prairie s’efface, et avec elle le ciel, le soleil et le monde autour, et dans un silence solennel pénétré dans le mausolée obscur d’un alignement d’épicéas, glissant sur le sol élastique et stérile, la main serrée sur le caillou tout chaud au fond de ma poche, dernier filin me retenant au monde des vivants.