15 août 2006

Gardien de phare


Gardien de phare. Cette vie, on l’a choisie. Sans vraiment savoir pourquoi. Au début, devant sa rudesse, on fait le gros dos. Par orgueil. On serre les dents. On s’accroche. Puis, de relève en relève, d’année en année, on s’habitue.
La journée, nos tâches nous occupent. Le froid, l’humidité, le sifflement du vent, la tour qui bouge pour ne pas se briser, l’attente de la relève, tout cela est normal, on le sait.
Mais la nuit, dans l’obscurité de notre chambre, quand entre deux quarts le sommeil nous prive de la conscience du monde alentour et de toute volonté, notre corps s’ouvre aux vibrations de l’univers. Par chaque organe, chaque tissu, chaque centimètre de peau, il perçoit le grondement sourd de l’océan, le magma terrestre bouillonnant sous le roc, les gigantesques spirales d’air embrassant des continents entiers.
Alors notre cerveau reptilien se rebiffe et en un défilé d’images et de bruits il nous crie que cette place en suspension entre ciel et mer n’est pas la nôtre. A terre, on appelle cela des rêves, mais ce mot n’est pas pour nous. C’est une farandole macabre : des flottilles de caravelles en dérive, des jonques détoilées, des trois-mâts moussus surgis des abysses, des steamers engloutis, leurs cheminées brisées, des carcasses ensablées découvertes au jusant, ferrailles rongées par le sel et les bernacles. Et aux mortes-eaux, les hurlements de triomphe du roc déchirant le métal, les échos de l’agonie des marins disparus, et de toutes ces vies quelques débris épars prisonniers des varechs.
Et quand au bout de ces nuits hallucinées on s’éveille, avec un goût de sable dans la bouche, on voit poindre le matin comme une délivrance. Et on s’empresse de se couvrir des vêtements humides de la veille, on se rassure de sentir osciller la tour, on s’enivre du froid de l’aube marine et on se met à siffloter à l’unisson du vent.
Ainsi, relève après relève, année après année, on s’accroche au froid, à l’humidité, à la solitude comme à la dernière mince corde de chanvre flottant au bastingage du monde des vivants.